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L’Expérience

27102009

À la dernière réunion du groupe légumes (Gasap) de notre quartier, j’avais invité un historien local pour qu’il évoque quelques faits à propos de la colonie anarchiste qui y vécut au début du 20e siècle, après avoir été chassée de Stockel. L’Expérience -c’était le nom de cette communauté- cultivait ses légumes et faisait tourner une imprimerie. Elle proposait un cours d’espéranto, diffusait ses idées par ses publications ou encore par des représentations théâtrales. L’un de ses membres et dernier à y vivre, Eugène Gaspard Marin, fut anthropologue et grand voyageur; son oeuvre fut de classifier, à l’instar d’un naturaliste, les connaissances humaines, et d’en tirer des enseignements.

                                                  Cours d'esperanto à L'Expérience

Eugène Gaspard Marin donnant un cours d’espéranto à L’Expérience

Revenant de notre réunion, je gardais en tête ces personnes qui aspiraient, et parvenaient au moins en partie, à vivre selon des idées. Je m’interrogeais sur la situation d’aujourd’hui et me demandais ce qui avait changé. Le soir encore je finissais la lecture de L’obsolescence de l’homme* de Günther Anders. Pour le philosophe allemand émigré aux USA (qui parle, dans les années 50, de la radio et la télévision), l’âme contemporaine est toujours déjà préformée par la matrice du monde fantomatique qui vient à elle, le monde des flux médiatiques (auquel aujourd’hui il faut inclure Internet), ce monde qui a remplacé le monde réel et est devenu le lieu du vrai. C’est cela qui empêche de vivre selon des idées, non pas celles qui avancent « à pas feutrés, en excluant définitivement toute représentation d’un autre état possible, toute idée d’opposition », mais celles qui, nées sur le terreau de la sensibilité et aspirant à la justice ou à la vie bonne, affrontent la résistance du monde tel qu’il est. 

Gavée sans résistance par le monde fantomatique, l’imagination se meurt. Or beaucoup d’auteurs (dont Robert Musil, Karl Kraus, Walt Whitman, cités par Jacques Bouveresse**) voient dans l’imagination une source majeure de l’attitude morale. Pour Günthers Anders en son temps, c’est d’abord le défaut d’imagination qui empêchait de mesurer le péril atomique. J’aurais fort tendance à croire que le manque d’imagination encore, empêche  aujourd’hui  de prendre la mesure de l’épuisement de la terre.

Ce groupe légumes de notre quartier, pas vu à la télé, est pour moi un peu aussi le lieu de renouer avec l’imagination (il en faut dans les rapports entre nous), avec notre terre, avec notre humanité.

* sous-titré Sur l’âme à l’époque de la 2e révolution industrielle, 1956, rééd éditions Ivrea. On y lit, mise en exergue, cette fabulette : Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les entiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture et un cheval. « Maintenant, tu n’a plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles. « Maintenant je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens. »Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet.

**  Dans Connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité et la vie, 2008, éditions Agone

Xavier Vanandruel







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