In Armenia II: Xavier Vanandruel
28 09 2010Deuxième billet de Xavier qui continue son périple pédestre (envoyé par mail le 28 septembre) :
Johannes est un jeune scientifique allemand qui va commencer un stage au centre astronomique de Garni, près d’Erevan. En attendant, il parcourt l’Arménie. Je le croise à Dilijan. Dans son sac à dos, Les frères Karamazov de Dostoievski et Être et temps de Heidegger. Je suis troublé car ce sont là des lectures qui m’ont été très importantes quand j’étais jeune comme lui. Je sens une proximité et lui aussi je crois. Nous avons une discussion passionnante sur le déterminisme. Y croire, est-ce une attitude scientifique ou métaphysique? Ou plutôt des éléments scientifiques actuels ne s’opposent-ils pas à cette attitude? (pour les spécialistes: les violations expérimentales des inégalités de Bell et d’autres plus récentes)…
Je retrouve Johannes après avoir visité à pied les monastères d’Hagartsin et Goshavank (c’est là mon voyage: un tour à pied des monastères médiévaux d’Arménie). Ce qui me frappe dans ces monastères qui, aux alentours du 13e siècle, concentraient l’activité intellectuelle du pays, c’est leur taille réduite, en particulier les dimensions de la salle d’études et de la bibliothèque. Aujourd’hui nous pensons mieux connaître le monde grâce à des équipements scientifiques lourds, dévoreurs d’espace et de ressources. Son fonctionnement, oui. Mais le monde lui-même? Ne vaut-il pas la peine d’aller à sa rencontre avec peut-être l’un ou l’autre livre dans son sac à dos?
Dans un hôtel de montagne, à Tsaghkadzor, je rencontre Karina. Karina a une ascendance russe et allemande; elle est professeur de piano et de chant au conservatoire. Elle joue sur le piano blanc de l’hôtel des airs de Gershwin ou des mélodies légères italiennes, avec une parfaite mise en place et une vraie délicatesse. Elle porte des habits en jeans; ses cheveux encadrent un visage déjà fort creusé. Comme souvent les Russes, elle me donne l’impression de vivre une perpétuelle mise en scène. J’écris cela sans charge péjorative, simplement la vie serait un théâtre ou chacun a à tenir son rôle.
À l’opposé, c’est au monastère de Kecharis, dans la même ville, que je croise Charik. Jeune, grande, les cheveux noirs bouclés, portant une robe en satin mauve et un voile blanc, je l’ai d’abord prise pour une touriste iranienne. Mais Charik est venue jouer de l’orgue et chanter pour un office à la liturgie millénaire. Elle chante simplement, est simplement là, présente, comme la rose d’Angelus Silesius dont parle Heidegger, qui est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue.
Ici encore, les catégories se brouillent. Où est l’adéquation à notre temps? Dans ces mélodies de Broadway ou cette musique sacrée venue du fond des âges?
Xavier Vanandruel
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