« Ubuntu »: une Afrique, et un monde, postmodernes. Joseph Ki-Zerbo
30042012À la fondation Ki-Zerbo, Ramata Nafissatou Ouédraogo, 13 janvier 2012.
« Ubuntu, c’est le collectif humain solidaire. »
Ce sont les premiers mots de la conférence de Joseph Ki-Zerbo, à Genève, en avril 2003. Elle est éditée dans Repères pour l’Afrique.
En note de bas de page : « Ubuntu dans la langue zoulou signifie : « sans l’autre je n’existe pas, sans l’autre, je ne suis rien ; ensemble, nous ne faisons qu’un. » » Beaucoup pour un seul mot !
Joseph Ki-Zerbo est un grand historien burkinabè, né à Toma en 1923. Il a dirigé une monumentale histoire de l’Afrique où les Africains écrivaient enfin eux-mêmes leur histoire…
Il reste encore énormément de textes inédits de cet historien.
Historien oui, mais pas dans un sens limitatif, dirais-je. Joseph Ki-Zerbo a mis sa vie et son savoir au service d’une conception du « développement ». C’est un chercheur engagé, faisant le pont entre théorie et terrain. Entre passé et présent, aussi. Toujours au cœur de la recherche-action.
Il dirige, par exemple, un très intéressant volume intitulé La natte des autres, qui collecte des contributions relatives à des recherches très concrètes dans le domaine du développement endogène et les associe à des analyses plus réflexives sur les principes du développement.
Endogène ? La formule célèbre de Ki-Zerbo, c’est : « Pas développer, se développer. » Que l’amélioration de la société parte d’elle-même et des ressources qu’on y trouve, que ces ressources soient matérielles ou d’ordre « spirituel », culturel. Une amélioration qui ne vienne pas d’apports extérieurs dont on finit par être dépendants. Bref : ne pas se coucher sur la natte de l’autre !
Dans sa conférence, Joseph Ki-Zerbo fait d’Ubuntu le concept opératoire d’une économie sociale postmoderne qui bat en brèche le capitalisme, les diktats du FMI, le modèle consumériste, etc.
Il montre que dans les cultures africaines se trouvent depuis toujours les ferments d’une autre société, que nos Indignés du Nord veulent réactiver aujourd’hui. Sens du social, de l’ « échange de services », solidarité, économie du don (« soucieuse davantage de liens sociaux que de biens matériels »), proximité (le voisin ou l’ami qui en Afrique est de la famille et peut se substituer à elle, en cas de deuil par exemple), médiation des proches, débat constructif (la palabre ritualisée)… Pas de division du travail : « les métiers et catégories sociales étaient constamment associées » ; prise en charge du plus faible par la communauté (ce qui fait que la fameuse « option de l’État minimal était déjà option africaine précoloniale »…).
À avoir parcouru un peu le Burkina, ce pays d’agriculture extensive et d’artisans, où les gens font beaucoup de leurs mains, où le maçon est aussi menuisier et, à l’occasion, fabrique des instruments de musique, je comprends plutôt bien la question de Ki-Zerbo : « L’industrialisation est-elle sous une forme ou une autre un passage obligé ? ». Et je me dis que nos recherches d’autonomie, d’autodétermination, ici au Nord, vont bien dans ce sens là… Il ajoute (et il me rappelle les mots d’Aminata Traoré) : « L’Afrique est déjà postmoderne, postéconomique. » (C’est moi qui souligne.)
Une des forces de l’historien : partir des traditions pour penser et construire un avenir.
Ce genre de programme, je le voyais réalisé au Yatenga par l’ami de Ki-Zerbo, le sociologue Bernard Lédéa Ouédraogo, entouré de tout son réseau d’animateurs de villages.
« Faut-il laisser mourir ces usages pour tenter d’en recréer des équivalents plus tard dans un siècle ? » interroge Ki-Zerbo (et nous en sommes là dans nos pays riches, écologistes, permaculteurs, simples volontaires…).
« Toute nation, toute personne consciente doit s’associer à la recherche d’un projet global qui marie les acquis de la conscience, patrimoine commun de l’humanité, avec la convivialité vis-à-vis de la nature, préhistoire de l’homme, et vis-à-vis des autres humains, dépassement et accomplissement de l’homme. »
« L’Afrique solidaire n’est pas en retard […] Il nous appartient de célébrer la solidarité comme mémoire et comme projet. »
« Renforcer les capacités de chaque culture et la mettre en état de procréation dynamique. »
« Ubuntu », une image directrice pour penser une société. Un passé revisité constamment. Appliqué aux conditions du présent et tourné vers l’avenir.
Dans un entretien, Joseph Ki-Zerbo en appelle à des « intellectuels organiques ». On comprend que c’en était un…
Il nous a quittés en 2006.
Hugues Robaye
Joseph Ki-Zerbo, Repères pour l’Afrique, Dakar Fann, Panafrika, 2007. Et Regards sur la société africaine, 2008.
(Dir JKZ), La natte des autres : Pour un développement endogène en Afrique, Dakar, CODESRIA, 1992.
À quand l’Afrique ? : Entretien avec René Hollenstein, Paris, Aube (poche essai), 2004.
Catégories : Afrique, Aminata Traore, Bernard Lédéa Ouédraogo, Burkina Faso, Joseph Ki-Zerbo, Ubuntu