Sollicitudes impuissantes : « Au-delà des collines » par Cristian Mungiu
29 11 2012« Dupa dealuri » ; « Au-delà des collines », de Cristian Mungiu, vu avant hier au cinéma des Galeries, à Bruxelles.
Alina, jeune Roumaine émigrée en Allemagne, revient au pays pour ramener son amie/amante/amour, Voichita, qui a grandi avec elle dans un orphelinat et qui vit maintenant dans un petit monastère orthodoxe. Voichita a changé : elle s’est consacrée à Dieu et ne veut plus partir avec son amie… La souffrance de la jeune femme repoussée tourne à des formes d’hystérie.
Voilà un résumé possible. On peut aussi écrire que c’est une histoire d’exorcisme (inspirée d’un fait divers)…
Ce qui m’importe le plus, c’est de décrire l’effet que le film a produit sur moi. De continuer à ressentir, de comprendre cet effet, de cerner ses causes… Quels sens ce film a-t-il, en tant qu’œuvre artistique qui met en images des aspects de la vie, qu’à travers lui (un choix d’images, de compositions, d’assemblage, de scénario…), on voit, perçoit, comprend mieux… Que donne-t-il à voir essentiellement, selon ce que j’ai pu en percevoir à la première vision ?
La plupart des séquences du film se passent dans le décor pastoral mais rude et hivernal d’un couvent ancien et vétuste, sans eau courante ni électricité. Le jeune pope, la mère supérieure et les nonnes gèrent un orphelinat situé en ville, dont les pupilles, ensuite, sont intégrées si possible à cette maison de dieu. Quelques séquences du film dans la clinique de la petite ville. Une séquence d’ouverture à la gare, entre les trains (caméra mouvante et contraste des couleurs) et une de fermeture (longue, dans le combi de police, sur un boulevard enneigé de la petite ville)… Une séquence à l’entrée de l’orphelinat, une autre dans l’ancienne famille d’accueil d’Alina.
Tout le film est centré sur la souffrance liée à l’amour contrarié et à l’abandon que ressent Alina et qui la mène à des comportements hystériques incontrôlables. D’abord, elle est hospitalisée, puis le sorcier orthodoxe, le pope, tente de l’exorciser. Deux traitements dans une société encore traditionnelle où des univers de pensée différents – la science et la religion – se côtoient, parfois perméables. Le docteur, après avoir prescrit des médicaments aux noms interminables ne renvoie-t-il pas sa patiente en convalescence au couvent et ne conseille-t-il pas aussi la lecture de psaumes, l’autorité de la parole ?
À côté de la mise en scène de pratiques religieuse obsolètes et dangereuses, ce qui m’a frappé surtout dans ce film, c’est la psychologie des personnages : ils réagissent à la souffrance d’Alina, chacun avec compassion et sollicitude mais tous désarmés…. Le pope, la mère supérieure, les jeunes religieuses, Voichita l’amie/amante, le frère d’Alina (le simple), le docteur, les doctoresses, les infirmiers, l’ancienne famille d’accueil, les brancardiers… Même les petits rôles passagers acquièrent, en un minimum de temps à l’image, une grande densité de présence liée à une bienveillance fondamentale envers une jeunesse en grande souffrance. Et même le pope intégriste qui refuse l’accès d’une autre religion à son couvent (un gros plan sur une pancarte accrochée à la grille d’entrée et un dialogue à ce sujet entre les deux amies) et voudrait chasser Alina qui trouble la cohésion du groupe, se laisse convaincre de mettre ses « dons » au service de cette jeune femme « possédée », vue comme non responsable de ses agissements…
Il y a les séquences où les religieuses essaient de maîtriser l’Alina hystérique et cette violence est montrée mêlée de désarroi, de doute, la caméra va dans tous les sens, précipitée… On l’attache comme des séquences à la clinique la montrent liée à son lit, motifs en parallèle. J’écris « des séquences la montrent » car j’essaie de me fixer sur ce que le réalisateur a choisi de nous faire voir, à son montage d’images qui s’appellent ou s’opposent en générant du sens…
Je me demande si ce que montre Cristian Mungiu, ce n’est pas une société entre traditions et modernités, avec ses équilibres fragiles, où un médecin après avoir prescrit deux médicaments aux noms alambiqués ajoute que la parole des psaumes est également nécessaire, lui qui vient de concéder que dans une clinique aussi vétuste, on ne peut pas guérir et qu’après tout, comment savoir vraiment ce dont est atteinte Alina… Le non savoir (même les causes de la situation finale ne sont pas évidentes à cerner, vous le verrez), la tentative d’agir malgré cette obscurité première (et dernière).
Il faudrait aussi parler de la photo, de ces longs plans fixes, parfois d’ensemble, sur ce couvent beau de simplicités mais où on mène une vie rude (Alina la démente dort ligotée dans la chapelle où les religieuses ont allumé le poêle, son frère innocent dans une pièce sans feu).
Il y a aussi les séquences sur des pratiques religieuses aliénantes, comme la confession obligée, sans valeur si on oublie un seul péché (et on en oublie toujours un), la liste de ces 367 péchés lus à Alina, etc. En même temps, le couvent joue un rôle important dans la société en assurant la subsistance d’un orphelinat et l’évêque refuse de consacrer son église car le pope préfère donner l’argent que coûteraient les peintures murales qui doivent en toute orthodoxie l’orner, à des besoins plus quotidiens. Motifs du scénario complexe…
La mise en scène de toutes ces séquences montre une humanité compatissante jusque dans ses erreurs fatales qu’elle reconnaît (la séquence presque finale de la reconstitution avec les deux policiers montre cela par un dialogue simple et sans colère autour des faits, qui révèle toute leur horreur que les protagonistes reconnaissent…).
C’est le film d’un orfèvre de l’âme humaine et des sociétés humaines, ai-je envie d’écrire. Chaque séquence aux détails infinis apporte un élément de plus qui relativise le jugement que le spectateur pourrait porter sur les personnages. Mais une fois de plus, c’est la bienveillance et l’impossibilité fondamentale de comprendre une situation humaine limite (et ne le sont-elles pas toutes ?) qui selon moi donne l’unité de ce film…
Et cette fin magistrale. Une longue séquence en plan fixe où le spectateur attend quelque chose, ne comprend pas ce qui se passe, où les protagonistes qu’on a suivis plus de deux heures et quart attendent aussi et sont rejetés sur les côtés de l’image, comme à l’arrière-plan d’un monde enneigé qui impose sa présence et recouvre tous les événements les plus tragiques. Une séquence qui m’a rappelé celle qui clôturait aussi « La séparation », le film iranien d’Asghar Farhadi, et d’où s’élevait l’indécidable…
HR
pendant et après: Cosmina Stratan, Cristina Flutur et Cristian Mungiu
Quel beau et complet commentaire!!!!!!!
Je ne connais pas ce film. Juste cette image que tu as publiée (image 1 sur 3).
Grand panoramique. Vue large en paysage, aux sens propre et figuré.
Différents plans où tout est dit:
en avant-plan, l’étendue d’herbes désolées, et au centre de dos, cette silhouette sombre (féminine), avançant, droit devant elle, (perdue?) … droit devant nous aussi, (qui la suivont du regard, avec empathie, mais un sentiment d’impuissance ?) … vers le plan suivant, ces bâtiments,
nichés, au creux du paysage (et de l’image)… au clocher (?) solitaire,
perdu lui-même, au milieu de nulle part (?) – au milieu de ces hautes herbes, désolées – (mise en abîme?) …
devant derrière – et ces forêts immenses, en collines à [perte de vue] – et sous ce ciel, horizontal, comme l’étendue d’herbes devant, comme l’étendue des forêts derrière …
comme … le sentiment que cette silhouette (sombre, sur elle-même, dans ses pensées?) sombre dans ce paysage, aussi désolé et perdu qu’elle, sombre en avançant vers ces bâtiments (le couvent?)…
Comme une ligne horizontale: l’étendue d’herbe sous les pieds de cette femme, et le ciel, au-dessus …
entre les deux, ce couvent, et point de fuite – absent ? – donc pas d’issue ?
et la lumière, les tonalités, … entre la lumière du jour que l’on devine encore,
et cette nuit approchante …
Je ne connais pas ce film. Mais il me semble un peu en voir un avant-goût, dans cette image, et tes mots.
Tu as raison, Hugues, de mettre en avant la bienveillance partagée par les protagonistes du film. Je pense qu’il y a aussi de la bienveillance dans les personnages (en plus du couple central) du film Amour, et qu’on peut en trouver plus d’une manifestation (certes contrariées, gauchies) dans les films de Zviaguintsev. Pourquoi j’associe ces films récents? Parce qu’ils me semblent représentatifs, sous la forme artistique, de notre monde d’aujourd’hui qui continue à chercher l’amour en vivant dans les ruines des grandes appartenances (aux religions, aux idéologies, au progrès). En contraste, je revisionnais récemment Credo*, un remarquable téléfilm français du début des années 80, avec Trintignant dans le rôle principal, celui d’un professeur d’université d’un pays de l’orbe soviétique, à qui un commissaire aidé d’une psychologue, aussi convaincus que lui, essaie en vain de faire abandonner sa foi, avant de l’envoyer en hôpital psychiatrique. Un affrontement émaillé pourtant, déjà, de moments de sollicitude. Je pense à cette phrase de Tarkovski, dans Le temps scellé, où il disait ce qui lui paraissait être sa « tâche particulière », son « devoir » même, de montrer dans ses films: « En fin de compte, pourtant, tout s’épure jusqu’à ce simple élément, le seul sur lequel l’homme puisse compter dans son existence : la capacité d’aimer ».
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* on peut en voir une mauvaise copie sur le net:http://es.gloria.tv/?media=35227 ; j’en possède une meilleure, d’une cassette VHS transcrite sur DVD