MaYaK slave

7 12 2019

MS1 MS5 Kremnica, Slovaquie, 1999

Ce samedi 7 décembre 2019, à la Petite Maison, à Walcourt, l’artiste russe Elena Bourenina animera une journée russe. C’est pour moi l’occasion de réfléchir à mon tribut à tous ces mondes slaves que j’ai pu croiser, visiter & sentir tracer leurs chemins en moi. Ils m’ont façonné, c’est sûr…

J’ai vécu six ans en Slovaquie dont 4 à Zilina. L’Europe centrale m’attirait ; j’avais fait un voyage en Tchéquie avec une amie qui était fascinée par le cinéma d’Europe Centrale, par son cinéma d’animation aussi, par l’atmosphère qui se dégageait de ces images. Un autre rythme de vie, des sentiers dans les jardins qui entouraient les panelaky (assemblages de panneaux de béton qui font habitation), des raccourcis creusés par les pas et qui rappelaient les sentes en montagne, dans ces « nouveaux » quartiers habités par des gens de toutes origines sociales avec des écoles au centre, protégées par ces murailles d’immeubles. Là-bas, on marchait ; peu de voitures, des herbes folles qu’on n’arrachait compulsivement… Ou les beaux immeubles sécession – art nouveau de l’Empire austro-hongrois – dont les fioritures s’écaillaient ; les jardinets aux grilles sculptées rouillées. Les pavés de la rue sur lesquels rebondissaient les Skoda arrière propulsées comme prêtes à l’envol ou les mystérieuses Tatras 603 (imitant l’aquadynamisme des cétacés) des dignitaires décatis (comme des cachalots noirs parfois échoués à tout jamais, noyés sous la neige le long d’un trottoir) ; les restaurants populaires à tous les coins des rues, les caves à vin, à bière, etc. Je me demandais si ce pays allait choisir un autre avenir que celui de l’Ouest consumériste…

J’espérais que oui, en admirant (et collectionnant) les cartes postales de l’illustrateur Josef Lada (1887-1957), célébration dans un style naïf et détaillé des campagnes et des villes (ses innombrables cartes de vœux, renouvelées à chaque passage d’année, s’échangeaient par tout le pays). Mais elles disparurent rapidement des librairies d’après la chute du mur, tout comme ces éditions communistes publiant les chefs d’œuvre de la littérature mondiale, tout en fustigeant, bien sûr, en une introduction toute autorisée, la décadence des auteurs bourgeois. L’imagerie banale et les best-sellers de l’Ouest, plus cher, à la mode, les remplacèrent…

Après ce voyage, nous avons postulé au CGRI pour une ville dont on nous disait : n’allez surtout pas là, on y meurt d’ennui.

J’ai vécu à Zilina, avec bonheur, 4 ans, avant de partir enseigner 2 ans à Bratislava.

J’ai été vite plongé dans la langue slovaque qui est devenue ma deuxième langue. Je donnais cours à des élèves gentils et qui voulaient apprendre…

J’aimais cette ville qui se développait depuis sa place baroque à arcades en autant des cernes qui nous permettaient de lire son histoire de plus de 1000 ans.

Nous goûtions la cuisine locale au Na Brané (Sur la porte) ce restaurant au rez populaire et au premier, jeune, tendance, mode.

Je prenais souvent la route pour m’arrêter dans une petite station thermale ; je me baladais dans les vallées avec Oscar, le chien. Je m’asseyais et restais là. Je vivais cet « être-perdu » dont parlent certains psychiatres phénoménologiques. Je n’étais plus rien, limité à mon corps, à ses oripeaux, englouti dans ce large paysage. C’était insaisissable. J’étais allé en montagne auparavant, Suisse et France, le ski, puis les Alpes de Haute-Provence où je gravissais par palier, avec chaque fois une pause lecture des montagnes basses comparables aux Malé Fatry qui entourent Zilina. Mais là, j’habitais ; j’avais ma carte de séjour, mon permis de travail, j’étais du pays et surtout cette large vallée, je la contemplais ; elle me prenait en elle, le temps s’abolissait

Insaisissable, un mot que j’ai gardé pour désigner les contenus de MaYaK, insituable, se dérobant à la fixité d’une appellation.

Le « moi » et ces montagnes de Slovaquie : je leur dois, je crois, que je ne me sente rien, ni éditeur, ni philologue, ni philosophe, ni écrivain, ni, ni, ni tout en touchant à ces domaines, insituable comme tout être humain : je crois que ces montagnes m’ont conforté, installé en cette insaisissabilité, indétermination heureuse. Ce n’est pas rien, pour mon « destin singulier »…

Le Burkina Faso me fait le même effet, me déroute, me dégage…

Slovaquie : il y a tous les partages avec Lenka, je n’en parlerai pas, sinon simplement cela, presque tout : je la voyais, vois, verrai toujours marcher devant moi dans les Tatras, m’ouvrir un chemin, sauter d’un rocher à l’autre avec grâce et endurance. Il y a que nous avons beaucoup regardé ensemble Andrei Tarkovski, si bien que je l’appelais parfois (et continue) : terroriste tarkovskienne…

Les chansons folkloriques slovaques : nasé najkrajsié hory… (nos montagnes, les plus belles!)…

MaYaK tire son nom d’un théâtre de marionnettes à Zilina. « MaYaK » veut dire « Phare ». Ce projet d’« intervention culturelle », selon l’expression des surréalistes me venait à mon retour de Slovaquie. Le symbolique du phare, lancer des signaux entre ciel et terre, tracer des destinations entre terre et mer, depuis un lieu retiré… Phare et théâtre de marionnettes : les contributions s’enchaînent, sont articulées l’une à l’autre, comme des scènes ou des actes (de vie) qui se complètent. (On pourrait penser aussi à une suite musicale.) La « voix loyale » assure l’enchaînement : un texte parlé en continu qui relie chaque intervention autour du thème choisi. Comme un monsieur loyal au cirque… Ce théâtre à Zilina au nom à la fois doux et claquant, la graphie choisie : avec ces trois majuscules (dont le Y qui est original) qui suggèrent enracinement et perspective céleste.

Mondes slaves…

Il y a les préludes et fugues de Shostakovitch que j’écoute presque chaque matin…

Le chant rugueux de Vladimir Vissotski.

Les films n/b d’Otar Iosseliani, tournés en Géorgie… Je les regardais et les visionnais encore et encore. Les communistes productivistes (mais pas consuméristes), les villes décrépites, les campagnes traditionnelles ; un cinéaste fantaisiste à la Jacques Tati qui aime avec tendresse cette atmosphère surannée, cette vie lente magnifiée par les polyphonies de table qui réunissent à l’unisson les amis convives… J’appelle sa maison de production ; Otar Iosseliani vit rue des Blancs Manteaux à Paris ; voici son numéro de téléphone. Nous le rencontrons. Il parle de sa carrière oubliée de chef d’orchestre, cache dans une armoire la bouteille de Genièvre que Régine et moi lui avons offerte. Il nous montre des story boards… Un entretien d’une heure et demi. Jean-Luc Outers raconte dans le MaYaK3 (où est retranscrit l’entretien avec le réalisateur) comment, invité à un festival de cinéma à Bruxelles pour recevoir un prix, le jour de la soirée, il va plutôt revoir deux dames russes qu’il avait perdues de vue…

Grâce à mon amie libraire Muriel, je croisai la philologue et artiste russe Ludmila Krasnova qui donna des xylogravures à MaYaK et me fit lire le célèbre écrivain kirghize Tchingiz Aïtmatov. Conquis par Djarmila, je recherche des informations sur le net : Aïtmatov vit à Uccle… Devenu ambassadeur. Nous téléphonons à l’ambassade. Il vient de rentrer au pays ; nous recevons son numéro à Bichkek. Ludmila l’appelle ; un entretien téléphonique pour MaYaK, d’accord ; mais doit d’abord se rendre au Kazaksthan où l’on tourne un film à partir d’un de ses romans. Sur place, un malaise, il est transporté en urgence en Allemagne mais décède…

Il y eut un jour ce peintre hirsute mais dandy – barbe et long cheveux – frère d’un historien flamand perspectiviste qui entra dans une taverne où nous étions assis avec la danseuse Nikoleta et Lenka ; les deux beautés.

Il vint s’asseoir à notre table, nous bûmes plus qu’il ne fallait et en nous quittant il me dit tel un Russe larmoyant : Hugues, quand je suis entré, que je t’ai vu, j’ai cru voir le soleil ! (certes, il déplaçait et projetait sur moi ce qu’il destinait aux deux jeunes femmes… Mais, c’était agréable à entendre pour un lawrencien admiratif des « aristocrates du soleil »).

Cette émotivité grandiloquente et compatissante, prête à ruisseler (que je partage avec lui), je l’ai assimilée à une certaine âme russe universelle (lue – peut-être erronément – dans Dostoïevski). Et cette scène de taverne en est restée le théâtre intérieur.

Tout cela (et beaucoup d’autres choses encore, notamment ces écoutes de « musiques du monde ») produit une sorte d’élixir qui clapote dans mes veines, se heurtant à d’autres courants passés, présents.

MaYaK : une sorte de distillation de tout cela et d’autres stimuli, à mes yeux…

HR

MS8 MS9 Bratislava, Slovaquie, 1998


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