Je suis en train de lire LIN Yutang.
C’est une sorte de philosophe chinois, un penseur qui a écrit sur l’art de vivre en Chinois, si je peux écrire cela.
Il y a, heu, oui, vingt ans, j’ai étudié la philosophie et depuis je n’ai plus beaucoup lu de livres de philosophie, un peu par paresse, mais aussi parce que ce qui m’avait orienté vers cette « discipline », c’était la parole d’un prof, très animée, très habitée ; la voix : l’âme « à fleur de » peau, formée, exprimée, poussée par le corps… En fait, avec leur développement systématique et logique, beaucoup de textes de philosophie déçoivent en moi le plaisir que j’ai à lire une langue où la phrase invente à même le mot, à même les associations de mots… Une dimension poétique me manque alors ; cette recherche continuelle d’expression stable, du moins provisoirement… À la fois un peu stable et en devenir… Expression insatisfaite d’elle. Certaines langues philosophiques me paraissent ennuyeuses et trop sûres d’elles et puis pas assez à se mouler dans la vie qui vient ; voilà ce qui cloche.
Récemment j’ai découvert un couloir secret reliant mon bureau (à la Bibliothèque Royale de Bruxelles) à la librairie chinoise « La grande muraille ». Je descends neuf étages, emprunte un couloir-tunnel en béton (évacuation et chaufferie), éclairé par des néons, aboutis à un garage souterrain dont je remonte la pente et sors à l’air libre à 30 m de la librairie. L’opération prend quelques minutes seulement.
Il s’agit là d’une forme d’évasion. En quelques minutes, je me retrouve entouré de livres chinois.
Donc l’autre jour, sur une table, il y avait ce livre de LIN Yutang : L’importance de vivre (1937). Un titre du genre L’art du bonheur de John Cowper Powys…
Né en 1895 et mort en 1976, l’auteur est un Chinois lettré qui a émigré aux Etats-Unis et a écrit plusieurs livres (qui ont eu beaucoup de succès) sur le mode de vie chinois. Philosophie, oui, mais à la chinoise : sans développements systématiques, ouf ! Une philosophie basée sur des anecdotes ou des citations de penseurs célèbres. Une philosophie visant à éclairer assez pratiquement la vie de tout un chacun. Mais plus subtilement que des traités du genre : « le succès dans les affaires en 10 leçons »…
La « méthode » de LIN Yutang est résolument pseudo-scientifique. Il commence par présenter des attitudes de l’homme qui lui paraissent importantes : réalisme, idéalisme, sensibilité, humour. Différents les uns des autres, Anglais, Français, Japonais, Russes, Américains et Chinois constituent des dosages variables de ces attitudes (qui sont aussi des points de repères pour chacun…).
Il s’attache plus loin à cerner l’attitude chinoise qui oscille dans un jeu d’équilibre entre confucianisme et taoïsme… Sentiment profond d’appartenir à la Nature, au règne animal, attention aimante à notre corps pour connaître toujours mieux les actions-réactions délicates de ses organes et réfléchir à la nourriture qui lui convient ; fort réalisme pour modérer les exagérations idéalistes qui rendent malheureux ; culte de la « voie médiane », du juste milieu qui tempère les excès perturbateurs ; sentiment de la fragilité et des cycles de la vie que les générations – enfants, adultes, vieillards qui nous entourent – nous rappellent constamment. Sens de l’humour généralisé et méthodique ; d’abord envers soi-même… Recherche de simplicité dans la vie. Idéal du vagabond humain, toujours un peu rebelle, etc. : de page en page, le lecteur attend le nouveau trait qui précisera ce portrait suggestif.
Bref, un recueil organisé de « leitbild » – je reviens toujours à cette notion héritée de EF Schumacher : d’images directrices puisées aux traditions chinoises, images au centre palpitant d’anecdotes anciennes ou contemporaines; tableaux entre poésie et philosophie, dynamiques, qui font imaginer une vie en devenir, la nôtre…
LIN Yutang, L’importance de vivre, Picquier Poche, 11 euros seulement pour 493 pages de remise en question…
Hugues Robaye
Travail, détails, ombres au jardin chinois de Paradisio (Hainaut belge)