« Primero », Lisi Estaràs, les Ballets C de la B aux Tanneurs

19032010

Singer l’humain, dans une extrême souffrance. Et faire apparaître cela dans une chorégraphie. Oui, je me suis dit (sans vraiment savoir ce que c’est…), voici l’hystérie (clinique). Peut-on en faire une danse ? La danse de l’hystérie avec, malgré sa violence, ses crises, sa solidarité de groupe, sa vulnérabilité extrême… Des symptômes qui deviennent danse ; la compulsion, le geste répété, qui se chorégraphie. L’imitation, où l’autre qui fait peur est copié, dupliqué dans ses gestes, l’imitation qui se fait danse de groupe.

Je voyais ces motifs et je croyais les reconnaître. Comme par (autre) exemple, l’homme à côté de son corps qui active à distance des objets, ou ce groupe d’homme et de femmes qui assistent un individu en répétant ses gestes, en les faisant avec lui. Très chorégraphique, cela… Une scène où un des danseurs, corpulent, fait des gestes après le ballet d’un danseur plus léger, et les autres danseurs progressivement le suivent et l’assistent dans son effort. Aussi dans sa respiration haletante. Une chorégraphie de la respiration, du souffle qu’on tente de reprendre, de rattraper… Des tableaux chorégraphiques très riches qui s’enchaînaient… Bien sûr dans la danse, le rapport au corps, la pesanteur de la chair qui parfois s’évapore ; ce qui est aussi un motif hystérique…

Je retrouvais cela, je bâtissais, tableau chorégraphique après tableau, une compréhension que je sentais déjà disparaître dans ma mémoire défaillante à mesure que les saynètes s’enchaînaient.  J’aurais dû revoir et revoir ce spectacle qui m’émouvait tant, jusqu’aux larmes à vrai dire. Il faudrait revoir les chorégraphies fortes qui se livrent sans possibilité d’arrêt image… Je me demandais si la folie, le corps fou, avait déjà prêté ses formes dramatiques à la danse ? Oui, sans aucun doute… 

Ici c’était au Théâtre des Tanneurs. Une grande scène, des meubles du XIXe, en désordre et cinq danseurs, deux belles femmes et trois beaux hommes – un petit costaud, un moyen mince, un troisième corpulent – qui semblaient figurer une maison de fous à l’heure de Freud, ou juste avant. Sur scène, aussi, un joueur de clarinette virtuose et des airs, parfois yiddish ? Une folie située, dans une société qui la produisait et la protégeait ou plutôt l’enfermait. Mais la prison semblait ici dorée, avec ces meubles bourgeois (qui, à la fin, seraient empilés en une tour menaçante).  La folie qui mime l’humain, le cherche mais le transforme en grimace, par impossibilité de le vivre.  Cela passait, sentais-je, dans le mouvement de ces danseurs accompagnés d’une bande son et du clarinettiste… Spectacle violent et tendre, très émouvant… Remarquable performance de danseurs qui faisaient sentir un rapport au corps tronqué où la pesanteur par exemple disparaissait par fou miracle… Le rapport au corps de l’hystérique ?  Ce qui m’a frappé c’est qu’en voyant ce décor fermé mais profond en espace tout de même, ce groupe de danseurs, je me sois dit très vite : c’est l’hystérie. Or, à vrai dire, je ne sais pas de quoi je parle ( !), je n’avais qu’une vague intuition mais ce mot et la représentation de son contenu que j’ai en moi s’imposait…  

De retour à la maison, je vais voir sur le site des Tanneurs. Et je lis ceci :  « Après l’ambiance argentine de Patchagonia, Lisi Estaràs des incontournables ballets C de la B revient avec primero, une chorégraphie sur l’enfance et l’horizon lointain de ses souvenirs. Elle nous fait revivre nos « premières fois», ces moments magiques de la vie où tout n’est que pureté. Accompagnés de musique, les mouvements des danseurs prennent la forme de cet état d’inconscience si typique à ce monde enfantin d’agitation et de découverte. Depuis le salon de notre enfance, les souvenirs fugaces ou tenaces, imaginaires ou vécus ne deviennent-ils pas tous fantasmes ? »  Toute cette violence ou force dans les mouvements (comme les chutes face contre terre), je la rapportais à une forme de folie, douce par moment, mais dans l’intention de la chorégraphe, il y avait semble-t-il l’enfance, les souvenirs de l’enfance. « Fantasmes » certes, « inconscience », certes…  Il y avait une scène, « vendredi », où les danseurs, parlant, disaient ce qu’on fait le vendredi, jour de fête en quelque sorte, dans les familles honorables. Ce tableau finissait par dégénérer en une danse frénétique où l’on criait notamment les coups bas financiers que l’on faisait aux autres le vendredi… Il y avait des danses apaisées sur de vieilles chansons populaires en langue allemande, où là perçait une nostalgie réconfortante. Et j’interprétais tout cela comme le jeu de la folie qui naît d’un milieu social particulier, dont certains hommes se détachent, mais, dans la folie, le retrouvent et le rejouent dans ce qu’il a de rassurant, dans ce qu’il a d’inquiétant, de violant l’humain, de profondément traumatique. 

Regarder la chorégraphie, développer une compréhension qui colle aux tableaux que l’on voit puis se rendre compte que ce n’est pas dans les intentions de la mise en scène. Zut. Enfance et hystérie, les rapports ? Il y en a certainement…  Mon interprétation ne recoupait pas ou peut-être la présentation de ce spectacle impressionnant et très émouvant… 

Je repensais alors à mon ami et maître en hédonisme LIN Yutang qui décrit si bien, dans un des chapitres de L’importance de vivre la formation (solitaire, corporelle) du goût en présence de formes d’art et l’indépendance naïve de celui qui ose le jugement (de goût, de snentir et de perception) hors des commentaires entendus. 

Merci Yutang de me conforter dans ce plaisir nourrissant du regard…

Hugues Robaye 

Création mondiale de Primero (malheureusement, dernière date aujourd’hui 19 mars aux Tanneurs, puis tournée, je suppose). Dansé et créé par : Benny Claessens, Bérengère Bodin, Nicolas Vladyslav, Samuel Lefeuvre, Vania Rovisco. Musique : Yom – clarinette. Chorégraphie : Lisi Estaràs. Dramaturgie : Bart Van den Eynde. Scénographie : Wim Van de Cappelle. Eclairage : Kurt Lefevre. Son : Sam Serruys. Costumes : Dorine Demuynck. Direction production & tournée : Mimi van de Put. Production : les ballets C de la B 

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Lisi Estaràs et le visuel du spectacle




Au lit avec LIN Yutang

6032010

« Voici ce qui se produit réellement lorsqu’on se trouve au lit. Les muscles sont au repos, la circulation devient plus lente et plus régulière, la respiration plus calme, les nerfs optiques, auditifs et moteurs sont tranquilles, entraînant une quiétude physique plus ou moins complète, permettant une concentration mentale presque absolue soit sur les idées, soit sur les sensations. D’ailleurs c’est à ce moment-là que nos sens sont le plus aiguisés, comme par exemple l’odorat ou l’ouïe. Toute bonne musique devrait être écoutée en position couchée. Li Yu dit, dans son essai sur Les Saules, qu’on devrait apprendre à écouter les oiseaux à l’aube, couché dans un lit. Quel monde de beauté nous attend si nous nous éveillons au lever du jour et écoutons le concert céleste des oiseaux ! Il y a réellement une profusion de chants d’oiseaux dans la plupart des villes, bien que beaucoup d’habitants ne le sachent pas. » 

LIN Yutang, L’importance de vivre, Picquier, p 266-267

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Les chants des oiseaux, à cette heure-là




Mort et flânerie, LIN Yutang

28022010

Deux facettes de la pensée kaléidoscopique de LIN Yutang (1895-1976), précurseur de la simplicité volontaire… 

« Du point de vue chinois, l’homme sagement oisif est le plus cultivé. Car il semble qu’il y ait une contradiction philosophique entre être occupé et être sage […] L’homme le plus sage est celui qui flâne le plus gracieusement. » p 214 

« La croyance à la mort, l’idée que finalement nous nous éteignons comme la flamme d’une bougie, est une très belle chose. Elle nous rend sérieux, un peu tristes, et pour beaucoup d’entre nous, poétiques. Par-dessus tout elle nous oblige à en prendre notre parti et à nous arranger pour vivre sensément, véritablement et toujours avec le sentiment de nos propres limites. Elle nous donne aussi la paix, parce que la vraie paix de l’esprit vient de l’acceptation du pire. Psychologiquement, je pense qu’elle signifie une libération d’énergie. » p 221 

LIN Yutang, L’importance de vivre, Picquier poche

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« Chinois au jeu », détail, Gustav Rebrík




LIN Yutang, agitateur vital

14022010

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Je suis en train de lire LIN Yutang.

C’est une sorte de philosophe chinois, un penseur qui a écrit sur l’art de vivre en Chinois, si je peux écrire cela. 

Il y a, heu, oui, vingt ans, j’ai étudié la philosophie et depuis je n’ai plus beaucoup lu de livres de philosophie, un peu par paresse, mais aussi parce que ce qui m’avait orienté vers cette « discipline », c’était la parole d’un prof, très animée, très habitée ; la voix : l’âme « à fleur de » peau, formée, exprimée, poussée par le corps… En fait, avec leur développement systématique et logique, beaucoup de textes de philosophie déçoivent en moi le plaisir que j’ai à lire une langue où la phrase invente à même le mot, à même les associations de mots… Une dimension poétique me manque alors ; cette recherche continuelle d’expression stable, du moins provisoirement… À la fois un peu stable et en devenir… Expression insatisfaite d’elle. Certaines langues philosophiques me paraissent ennuyeuses et trop sûres d’elles et puis pas assez à se mouler dans la vie qui vient ; voilà ce qui cloche. 

Récemment j’ai découvert un couloir secret reliant mon bureau (à la Bibliothèque Royale de Bruxelles) à la librairie chinoise « La grande muraille ». Je descends neuf étages, emprunte un couloir-tunnel en béton (évacuation et chaufferie), éclairé par des néons, aboutis à un garage souterrain dont je remonte la pente et sors à l’air libre à 30 m de la librairie. L’opération prend quelques minutes seulement. 

Il s’agit là d’une forme d’évasion. En quelques minutes, je me retrouve entouré de livres chinois. 

Donc l’autre jour, sur une table, il y avait ce livre de LIN Yutang : L’importance de vivre (1937). Un titre du genre L’art du bonheur de John Cowper Powys… 

Né en 1895 et mort en 1976, l’auteur est un Chinois lettré qui a émigré aux Etats-Unis et a écrit plusieurs livres (qui ont eu beaucoup de succès) sur le mode de vie chinois. Philosophie, oui, mais à la chinoise : sans développements systématiques, ouf ! Une philosophie basée sur des anecdotes ou des citations de penseurs célèbres. Une philosophie visant à éclairer assez pratiquement la vie de tout un chacun. Mais plus subtilement que des traités du genre : « le succès dans les affaires en 10 leçons »… 

La « méthode » de LIN Yutang est résolument pseudo-scientifique. Il commence par présenter des attitudes de l’homme qui lui paraissent importantes : réalisme, idéalisme, sensibilité, humour. Différents les uns des autres, Anglais, Français, Japonais, Russes, Américains et Chinois constituent des dosages variables de ces attitudes (qui sont aussi des points de repères pour chacun…). 

Il s’attache plus loin à cerner l’attitude chinoise qui oscille dans un jeu d’équilibre entre confucianisme et taoïsme… Sentiment profond d’appartenir à la Nature, au règne animal, attention aimante à notre corps pour connaître toujours mieux les actions-réactions délicates de ses organes et réfléchir à la nourriture qui lui convient ; fort réalisme pour modérer les exagérations idéalistes qui rendent malheureux ; culte de la « voie médiane », du juste milieu qui tempère les excès perturbateurs ;  sentiment de la fragilité et des cycles de la vie que les générations – enfants, adultes, vieillards qui nous entourent – nous rappellent constamment. Sens de l’humour généralisé et méthodique ; d’abord envers soi-même… Recherche de simplicité dans la vie. Idéal du vagabond humain, toujours un peu rebelle, etc. : de page en page, le lecteur attend le nouveau trait qui précisera ce portrait suggestif. 

Bref, un recueil organisé de « leitbild » – je reviens toujours à cette notion héritée de EF Schumacher : d’images directrices puisées aux traditions chinoises, images au centre palpitant d’anecdotes anciennes ou contemporaines; tableaux entre poésie et philosophie, dynamiques, qui font imaginer une vie en devenir, la nôtre… 

LIN Yutang, L’importance de vivre, Picquier Poche, 11 euros seulement pour 493 pages de remise en question…

Hugues Robaye

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Travail, détails, ombres au jardin chinois de Paradisio (Hainaut belge)

 







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