L’Expérience

27102009

À la dernière réunion du groupe légumes (Gasap) de notre quartier, j’avais invité un historien local pour qu’il évoque quelques faits à propos de la colonie anarchiste qui y vécut au début du 20e siècle, après avoir été chassée de Stockel. L’Expérience -c’était le nom de cette communauté- cultivait ses légumes et faisait tourner une imprimerie. Elle proposait un cours d’espéranto, diffusait ses idées par ses publications ou encore par des représentations théâtrales. L’un de ses membres et dernier à y vivre, Eugène Gaspard Marin, fut anthropologue et grand voyageur; son oeuvre fut de classifier, à l’instar d’un naturaliste, les connaissances humaines, et d’en tirer des enseignements.

                                                  Cours d'esperanto à L'Expérience

Eugène Gaspard Marin donnant un cours d’espéranto à L’Expérience

Revenant de notre réunion, je gardais en tête ces personnes qui aspiraient, et parvenaient au moins en partie, à vivre selon des idées. Je m’interrogeais sur la situation d’aujourd’hui et me demandais ce qui avait changé. Le soir encore je finissais la lecture de L’obsolescence de l’homme* de Günther Anders. Pour le philosophe allemand émigré aux USA (qui parle, dans les années 50, de la radio et la télévision), l’âme contemporaine est toujours déjà préformée par la matrice du monde fantomatique qui vient à elle, le monde des flux médiatiques (auquel aujourd’hui il faut inclure Internet), ce monde qui a remplacé le monde réel et est devenu le lieu du vrai. C’est cela qui empêche de vivre selon des idées, non pas celles qui avancent « à pas feutrés, en excluant définitivement toute représentation d’un autre état possible, toute idée d’opposition », mais celles qui, nées sur le terreau de la sensibilité et aspirant à la justice ou à la vie bonne, affrontent la résistance du monde tel qu’il est. 

Gavée sans résistance par le monde fantomatique, l’imagination se meurt. Or beaucoup d’auteurs (dont Robert Musil, Karl Kraus, Walt Whitman, cités par Jacques Bouveresse**) voient dans l’imagination une source majeure de l’attitude morale. Pour Günthers Anders en son temps, c’est d’abord le défaut d’imagination qui empêchait de mesurer le péril atomique. J’aurais fort tendance à croire que le manque d’imagination encore, empêche  aujourd’hui  de prendre la mesure de l’épuisement de la terre.

Ce groupe légumes de notre quartier, pas vu à la télé, est pour moi un peu aussi le lieu de renouer avec l’imagination (il en faut dans les rapports entre nous), avec notre terre, avec notre humanité.

* sous-titré Sur l’âme à l’époque de la 2e révolution industrielle, 1956, rééd éditions Ivrea. On y lit, mise en exergue, cette fabulette : Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les entiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture et un cheval. « Maintenant, tu n’a plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles. « Maintenant je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens. »Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet.

**  Dans Connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité et la vie, 2008, éditions Agone

Xavier Vanandruel




Convivial: un labo de société

17082009

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Vendredi  14 août : Joannah Pinxteren, anthropologue de la danse (qui a collaboré au MaYaK1) m’invite à une visite de « Convivial » (où elle travaille). 

Un endroit improbable la André Dhôtel que je le relis pour l’instant) : des entrepôts et bureaux entre des voies ferrées et leurs vagues terrains (rue du charroi, d’ailleurs…).  Les trains passent lentement, devant, derrière ; nous ne sommes pas loin de la gare du Midi (Bruxelles). Des gens de partout arrivent là. Des réfugiés qui viennent de débarquer dans un pays nouveau. Les trains passent. Sur le talus du chemin de fer poussent des fleurs étranges. Au pied du talus, les bacs potagers de « Convivial ». Des graminées exotiques croissent entre les haricots, les courgettes, les tomates et autres choux… Je suis de nulle part a l’air de dire ce site (ce pourrait être le titre d’un roman de AD…). Il y a les grandes verrières qui couvrent les hauts entrepôts où l’on nettoie et répare les meubles, apprend la menuiserie, trie des vêtements, des aliments. L’association « Convivial » accueille des demandeurs d’asile et de récents régularisés pour les aider à prendre leurs repères dans la société belge. 

Lieu étrange, on pourrait dire utopique ; une forme de communauté passagère où l’on réfléchit à comment s’intégrer dans une société d’adoption. Où l’on a le sens de l’accueil chaleureux. 

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Tapis, fauteuils profonds, café, thé, dessins aux murs, sourires, paroles de bienvenue… 

Une cellule d’accueil commence par évaluer la demande du visiteur et propose aide ou activités. Aide pour remplir les papiers, trouver un logement, cours d’alphabétisation, des ateliers sont aussi proposés et autres activités : ateliers menuiserie, couture, informatique, activités créatives et d’écriture, cours de jardinage, sorties culturelles. 

L’équipe qui encadre vient de partout Rwanda, Congo, Erythrée, Biélorussie, Afghanistan, Maroc, Belgique, etc. Les visiteurs parlent tellement de langues différentes et parfois ne connaissent que quelques mots de français… Et c’est singulier de rencontrer une jeune assistante sociale marocaine, Bouchra, ou ce monsieur afghan polyglotte, Nahzat, qui viennent en aide à des réfugiés qui souhaitent s’établir en Belgique… 

À Convivial, on récupère : nourriture, vêtements, meubles, jouets, tout ce qui peut être de première nécessité pour de nouveaux arrivants. 

Le dialogue et l’échange, à Convivial sont une priorité. Depuis ce bâtiment perdu entre les chemins de fer et dans une société très technologique où l’accueil et la communauté ne sont plus aussi évidents qu’avant, en particulier dans les villes, Convivial rayonne comme un laboratoire de société… Un espace où se rencontrent des mondes culturels très variés, dans une situation de précarité et de vulnérabilité ; un espace où quelque chose pourrait se reconstruire… 

De cette richesse potentielle, on est bien conscient à Convivial. Un exemple parmi d’autres :
la Rwandaise Concilie fait un travail sur le récit de vie avec les « mamies » rwandaises, où elle récolte leurs expériences passées d’agricultrices, leurs coutumes africaines – famille, habitation, nourriture… - des témoignages sur la séparation, l’immigration, le rapport à la vieillesse, ici et au Rwanda (les vieux en home, les anciens dans la communauté…). 

Un travail de prise de conscience, de réflexion sur les différences culturelles au moment où elles sont vécues dans l’exil. Naturellement, vient une recherche aussi sur les possibilités de logements alternatifs, transgénérationnels que la société belge commence aussi à mettre en place. 

Bien sûr, il s’agit là d’un travail très délicat : il y a les attentes et les images des nouveaux arrivants, la réalité du pays, les idées de ceux qui y vivent depuis peu ou longtemps… Il s’agit d’ajuster les points de vue, ce qui est très difficile, mais la tentative est là.

imgp187919x14.jpg  Un travail de collage

Je pense aussi aux collages que Joannah propose aux mamies rwandaises et aux participants à ses ateliers textiles. Se représenter là-bas et ici… Réfléchir sur certains thèmes, comme le sens esthétique et éthique des coutumes vestimentaires : chaussures ou chapeau… L’activité de création artistique est liée à une recherche de sens, une recherche souple… Une sorte de médiation artistique. Joannah anime aussi d’autres séances où mouvement, danse, chant, mémoire du corps, sont associés pour travailler le premier contact avec les choses, les gens et la société.  

Dans les ateliers, le travail artisanal devient vite artistique. En novembre dernier, j’ai assisté à un vernissage autour des créations de certains réfugiés qui avaient adopté Convivial comme lieu de séjour diurne et qui participaient à divers ateliers.

imgp1904ret19x13.jpg  Se chausser à travers les temps

L’ « interculturel », comme on écrit dans les manuels, est ici vécu au jour le jour et réfléchi. Et on considère que les apports culturels vont dans les deux sens. La médiation est donc prise en charge par des non-Belges en dialogue avec des Belges. Ces derniers qui s’interrogent sur le vivre-ensemble trouvent à Convivial une tentative stimulante et des idées venues de partout.

 imgp1931dt14x19.jpg Expo en novembre 2008

La récup est aussi un aspect important : c’est que ce travail se fait dans les marges du consumérisme. Imaginer une pauvreté positive ? Par une économie de dons, cette petite communauté va vers une certaine autonomie…  Il y a aussi une charte, un règlement d’ordre intérieur. 

En quelque sorte, chez Convivial, on est comme aux premiers temps (un titre de Dhôtel…) : c’est comme si on recommençait une société ; on doit réfléchir à la société qui est déjà là, avec ses avantages et ses inconvénients, une société souvent déboussolée, penser des modalités d’ « intégration » ; inventer des solutions. 

Je me répète, ce lieu m’est apparu comme un laboratoire de socialisation.  Une microsociété multiculturelle ? 

Suite au prochain article (et prochains numéros de MaYaK, les 5/6 : « solitudes en société »). Car, comme écrit Dhôtel, « Il faut apprendre à vivre dans l’intervalle du savoir et de la vision et faire les pas précis qui l’emportent vers la vérité. La méditation doit resserrer avec une douce fermeté les limites de ce savoir et de cette vision. » (Le vrai mystère des champignons). Je retourne donc bientôt à Convivial et laisse le temps faire venir une compréhension plus ramifiée de ce qui s’y invente…

Hugues Robaye

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Alpes en Hainaut

27072009

réchauds   

C’est à la fin du camping du bonheur, à Maubray, que j’avais rejoint pour un soir la Démarche de l’après-croissance.

Le repas se préparait, sur trois réchauds construits à partir de simples boîtes en fer, d’après une technique africaine. Avant de gagner la table les participants avaient discuté, sous la gouverne tranquille de Cathy, des tâches pour le départ du lendemain, en particulier l’aménagement et la traction des trois charrettes dans lesquelles ils transportent leur matériel. Une des charrettes recèle une petite bibliothèque : j’avais offert le MaYaK 3 pour la compléter.

Une participante tint à me dire qu’il s’agit pour eux de renouveler non seulement le rapport au monde, mais tout autant les rapports humains.

Au cours de la journée il avait été débattu de modes de résistance à des projets inacceptables, dont l’exemple tout proche est l’aménagement, sur des terres appartenant au Prince de Ligne, d’un grand centre européen de glisse (ski sur pistes, glace, mais aussi surf nautique, jet ski…), auquel s’oppose une organisation locale qui, avec humour, s’est donné pour nom la Coordination Internationale des Alpes Occidentales (CIAO).

Je pense aux années 70, à l’opposition à l’installation d’un camp militaire dans le Larzac ou à la centrale nucléaire de Creys Malville… : quand  on y ajoute la prise de conscience de l’épuisement des ressources (le rapport du club de Rome), des tentatives de vie autre… il y a tellement de similitudes entre les enjeux perçus, les combats de ces années-là, et ceux actuels…

Je m’étonne alors qu’entre les jeunes comme ceux qui animent aujourd’hui la démarche et les aînés qui militèrent alors, et qui n’ont pas (trop) dévié de leur idéal, une alliance plus visible ne se crée pas.  

Pourquoi?

 http://www.c-i-a-o.eu/

Xavier Vanandruel

  




Nus

8072009

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Lundi 22 juin, à Bruxelles, une centaines de cyclistes à moitié nus, partis de la place de la Monnaie,  ont rejoint les arcades du Cinquantenaire. Ils entendaient manifester au nom de tous les cyclistes urbains, opposant à l’agressivité, l’enfermement et la pollution automobiles, la bienveillante fragilité de leurs corps exposés.

C’est la quatrième fois que cet événement avait lieu dans la capitale de l’Europe. Né à Madrid, il a depuis essaimé dans le monde entier sous le nom de World Naked Biker Ride.

J’y repensais en lisant la recension d’un recueil de Günther Anders (1902-1992), intitulé L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle. Günther Anders, élève de Husserl et Heidegger, était le mari avant guerre de Hannah Arendt. Dans le texte intitulé Sur la honte prométhéenne, il montre l’apparition chez l’homme moderne d’un sentiment de honte lié à sa condition aléatoire, imparfaite et éphémère, face à l’idéal de maîtrise que révèlent les objets techniques que lui-même a fabriqués.

Ce week-end, à Lille, dans le cadre des manifestations d’Europe XXL, j’avais encore été ému par un reportage photographique sur les vieux habitués des bains thermaux de Budapest : corps nus déformés par l’âge, en apparence vieilles outres ou maigres paquets d’os, chairs pendantes, prenant leur plaisir, pourtant à l’opposé de l’esthétique lisse et glacée des modèles marchands du désir.

Notre époque est celle des oppositions les plus grandes et des plus grands dangers. Et il est roboratif, je trouve, de voir ces cyclistes et ces baigneurs opposer tranquillement leur corps imparfait à l’idéal technique de perfection en lequel certains continuent de voir le seul avenir souhaitable pour l’humanité. 

Xavier Vanandruel




Back to Dôrloû

1072009

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Pour les historiens  du  futur, ce début du 21e siècle sera sans doute marqué par l’aveuglement des hommes face à l’épuisement de la terre, qu’eux-mêmes auront provoqué. 

Il se trouvera des héritiers du situationnisme pour relever comment ce plus grand des périls aura lui aussi été converti en spectacle-marchandise.

Ou encore des biologistes expliqueront que la temporalité de la sélection naturelle n’avait pas préparé l’homme à un tel défi. 

Des chroniqueurs attentifs relèveront pourtant l’émergence, dans ces années, de mouvements de résistance. Pas vraiment  une résistance conceptuelle  ou armée, mais une résistance avant tout d’amoureux, d’amoureux de la vie. Car justement les amoureux  sont ceux qui ont entrevu une porte vers l’éternité. Amoureux de la vie, de la terre qui nous est donnée. Dans le documentaire La vie moderne  de Raymond Depardon, un vieux  paysan dit du travail de la terre, de l’attitude  qu’il requiert :  « Il ne faut pas aimer son métier, il faut être passionné . » 

Des amoureux  de la vie organisent pour la troisième fois cet été une « dé-marche de l’après-croissance ». Une déambulation donc, à travers notre pays, pour se sensibiliser et réfléchir, tout en marchant,  à notre présence au monde aujourd’hui et demain. Cette année, la dé-marche s’arrêtera à la ferme du Dôrloû (voir le MaYaK 3 où cette ferme est  présentée)  pour deux jours d’atelier, les 18 et 19 juillet, sur le thème de l’installation en agriculture paysanne, suivis de deux jours de mise en pratique collective à la ferme. Le week-end précédent, les marcheurs se seront déjà arrêtés à  la ferme de Morlies à Maubray (près de  Tournai), pour un campement climat qui traitera aussi de la souveraineté alimentaire, intitulé…  camping du bonheur. 

Pour le camping du bonheur, voir :  http://www.climatetjusticesociale.be

pour le Dôrloû :    www.fermedorlou.be

et pour la dé-marche de l’après-croissance :  http://www.demarche.org 

Xavier Vanandruel        




Roms de Roumanie et de Lille, Myriam Dib

7062009

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 À la « Peña de los Flamencos » (cours de danse flamenco à Lille ; à voir, surtout le 28 juin où ce sera la fête…) était montré samedi 6 juin, le travail de Myriam Dib (un exemple ci-dessus, d’une image en mouvement et en superposition) sur les Roms qui ont campé aux abords de Lille, récemment. Occasionnant quelques remous… 

L’artiste a fait beaucoup de monotypes sur les tziganes qu’elle a rencontrés plusieurs fois (et l’un de ces monotypes est en double page du MaYaK 4, presque prêt…). Le monotype de Dib, avec son tracé expressionniste, fonctionne vraiment bien pour rendre les expressivités de ces visages très charnels qu’ont certains Tziganes. Oui, le mot « charnel » cloche un peu… Une expressivité souvent brute, non cultivée, qui nous interroge, nous qui avons l’habitude des poses de tous genres que les merveilleux mannequins nous suggèrent avec connerie (le mot est peut-être un peu fort). 

Je me souviens d’un ami Roman Harvan, violoncelliste dans l’orchestre symphonique de Zilina (Slovaquie), qui avait honte de ses congénères tziganes, bruyants, voleurs, racistes… Et Roman est un merveilleux musicien classique, contemporain, voire pop et dessinateur de talent. 

Je me souviens d’une amie slovaque, Barbora, de qui le père écrivain voulait racheter, dans son village d’enfance, une chalupa (maison sans étage)  en terre crue. Elle avait été donnée par le régime communiste à une famille tzigane qui utilisait le puits d’eau de source comme latrines. Que penser ? 

Cette chaire d’études tziganes à l’université de Banská Bistrica (Slovaquie) qui rappelait, notamment, tout le précieux artisanat et savoir-faire tzigane. 

Je me souviens d’une ktšma (bistro) à Terchová (Slovaquie), où après le festival de musique folklorique, trois musiciens jouaient librement devant Lenka et moi (et nos bières brunes). Quelle réjouissance dans un présent que… 

Je me souviens d’un soir dans une osadla (établissement), un de ces villages de montagne pour les pâtres, où un homme d’origine tzigane, qui venait de récupérer son accordéon réparé par l’artisan du coin,  jouait avec le violoniste du même orchestre que Roman. Oui dans l’air du soir, dans cet hameau de maisons de bois, sur les gradins de culture, creusés dans cette moyenne montagne des Fatry, jadis… Que penser ? Comment former son jugement, de jour en jour ? Mouvant, difficile… 

Myriam est allée plusieurs fois à la rencontre de ces roms roumains. Un travail de monotypes donc mais aussi des montages avec photos et une orientation vers l’animation. Un travail suggestif qui donne à penser. À suivre… 

Chez Myriam Dib, la pratique artistique, c’est tenter l’intégrité…

Hugues Robaye

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« Journal de l’antenne rouge » par Jacques Dapoz

25052009

Ce  »roman » va déconcerter… (Jacques Dapoz dirait peut-être qu’un roman doit déconcerter puis… reconcerter…) Ceci dit, Journal de l’antenne rouge – journal – est-ce bien un « roman » ? Plutôt l’autobiographie d’un militant pour la liberté de création  de soi, du monde, de la vie. D’un homme de radio, d’une voix des ondes courtes, d’un écrivain instantané serais-je tenté de dire.  Jacques Dapoz est en effet un écrivain thermodynamique : ses Radiologies (œuvre inclassable toujours en mutation, dont les nouvelles moutures se suivent régulièrement (la dernière vient de voir le jour)) réactualisent dans la langue un système complexe (lui ou plutôt sa pensée-poésie) en suite, en processus perpétuels de phases d’individuation : de la littérature dynamique… Journal de l’antenne rouge, roman ? Comme l’on dirait « le roman d’une vie », une histoire faite de hasards…

Le Journal de l’antenne rouge (aux belles éditions du Cerisier, en 2007) retrace, année après année (de plus en plus densément qu’on s’approche du présent), le parcours de l’auteur. Des dates, des événements du monde (politiques, économiques, mais aussi artistiques ou sociétaux), la vie d’un homme qui se fait d’échos, de rencontres ; des dialogues aux voix indéterminées où se commente la vie du siècle (comme des chœurs parlés) ; l’évocation de lectures importantes ; une demande récurrente faite au narrateur, celle de bruiter l’événement du monde qu’il vient de commenter : chaque année se compose de ces blocs de langue qui résonnent dans tout le livre.   

En le lisant, je pensais à une partition musicale. À une forme, la fugue avec variations. Fugue qui serait fuite du temps… Fugue qui détaillerait, en une série de motifs formels sujets à des variations, les relations entre un homme animé d’un idéal et l’histoire du monde qui va à l’encontre de cette exigence. 

Le traitement de la matière, de la langue, me rappelait, elle, le texte du surréaliste Paul Nougé sur la musique. La musique place en nous des harmonies, des rythmes des associations de motifs qui transforment nos tissus. La musique est transformatrice (comme les autres arts d’ailleurs) et Nougé pensait changer l’homme en faisant composer des musiques particulières. Les matières et formes (notes, antiennes, dialogues, textes narratifs) de ce journal sont stylisées, deviennent des sortes de carmine, ces formules poétiques magiques des premiers temps. L’actualité brute éclate, prend sens, devient étrange, fait penser, reçoit une tension inquiète. Nous nous souvenons de ces événements mais le narrateur, en nous les rappelant, les oriente dans le sens de son souci radical : liberté et autodétermination de la personne. Dans une langue à la poésie lapidaire pleine de courts-circuits, de rapprochements déstabilisants ; notes réalistes sur notes sur-réalistes…

Journal de l’antenne rouge, le journal d’un résistant d’aujourd’hui.

Hugues Robaye 




Le nouveau premier roman de Gérard de Sélys

18052009

Efficacité. Un mot peu prisé en littérature. Efficacité poétique. Une association horrifiante… Et pourtant je pense à cela quand je lis le dernier premier roman de Gérard de Sélys. Vous vous souvenez, Gérard, nous l’entendions sur les ondes, toujours plus tard dans la nuit au fil de sa carrière sans compromission… Une voix de l’information qui disait quelque chose : rare !

De cette efficacité communicative, on dirait que quelque chose est resté dans ce roman au titre byzantin : L’apoptose (j’ai lu en deuxième page ce que cela veut dire, moi…).

Atteint d’un cancer, un conférencier activiste croyant en un monde meilleur vit ses dernières semaines, surveillé par la police qui veut s’en débarrasser. Il est miné de l’intérieur mais il travaille (et le lecteur se retrouve en cette compagnie d’un penseur acteur progressiste). Il reçoit la visite de ses enfants, il fait rire ceux de sa compagne, il est l’ami d’enfants du quartier… Il cuisine et fréquente un bistroquet où se lient les amitiés et où il boit des trappistes (les meilleures bières belges) tout en lisant…

Le livre est fait de 110 séquences courtes où le point de vue et le narrateur changent chaque fois. Effet kaléidoscopique. L’un des narrateurs est même la tumeur cancéreuse qui squatte le corps d’Antonin et qui décrit sa progression et les effets sur les facultés du personnage.

Efficacité poétique parce que les phrases sont très simples, parfois elliptiques ; la narration avance vite de péripétie en péripétie et cette sobriété met en évidence quelques « écarts de langue » qui prennent alors toute leur force, souvent tendre. De l’humour, de la légèreté aussi dans ce livre qui raconte la maladie. L’« efficace », dans le sens ancien,  après tout, c’est l’art de transformer en réalité.

L’apoptose, un très joli livre (9,5 Euros) édité au Cerisier, avec en couverture une peinture de Kathy Gorjàn,

La grande virologue Lise Thiry nous en parle :

Hugues Robaye




Versus

14052009

Vendredi passé j’assistai, au théâtre Marni à Ixelles, au spectacle Versus du comédien Frederik Haùgness, accompagné par quatre musiciens de jazz. Le trompettiste me fit forte impression: précision et élégance du phrasé, sonorité rouge et or m’évoquaient le Miles Davis du début des années 50. La musique se jouait en contrepoint de l’histoire racontée par le comédien: la découverte de son père assassiné, ses propres interrogations sur la justice et la vengeance. Où sont convoqués le jazz, que son père aimait, et Hamlet, qui est aussi le nom du village natal de John Coltrane.  Une histoire dont on ne pouvait douter qu’elle fût vraie.

J’avoue avoir été troublé par cette mise en scène de vies privées. Qui pourtant se rencontre de plus en plus: pour ne prendre encore qu’un exemple, la jeune chanteuse, comédienne elle aussi, Stéphanie Blanchoud,  interprète en public une chanson, Ressemblance, où elle s’adresse à sa mère.

Il semble donc qu’une vie intime, aujourd’hui, puisse désirer un public, au lieu de s’en protéger. Certes, il y a une tradition littéraire de l’intime. Mais le dévoilement y reste médiat, alors qu’ici on voit une présence, une exposition publiques nues.

Qui sont mues par des ressorts très divers. Pour Versus ou Ressemblance, peut-être pourrait-on rajouter celui-ci: l’envie courageuse d’affirmer une  authenticité dans une sphère publique gangrenée par l’omniprésente marchandise et ses simulacres. Mais il  faudrait interroger les auteurs…

Hugues me dit que le thème des MaYak 5/6 devrait être « solitudes en société ». L’occasion de revenir sur cette mutation.

http://www.youtube.com/watch?v=HDyRW1mFIOw

http://www.dailymotion.com/video/x8pga6_stephanie-blanchoud-live-50-nord-re_music

Xavier Vanandruel

 




La noix de Grothendieck

5052009

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Cela fait presque 20 ans qu’Alexandre Grothendieck, l’un des plus grands mathématiciens du siècle dernier, s’est retiré du monde dans un village des Pyrénées. On croit souvent que les chercheurs théoriciens, les mathématiciens en particulier, sont eux-mêmes des êtres abstraits, détachés de la pesanteur de la chair. J’ai été aussi victime de cette illusion : même si le nom de Grothendieck figurait dans le titre de mon travail de fin d’études, ce n’est que tout récemment que j’ai un peu découvert une personne qui avoue trois passions : les femmes, les mathématiques et la méditation.

Grothendieck démissionna en 1970 du prestigieux IHES parce qu’il ne pouvait accepter le financement partiel de celui-ci par des crédits militaires. Commencent alors pour lui des tentatives d’une vie autre : désobéissance civile, fondation d’une communauté,  contreculture, jusqu’à son retrait définitif.

De son autobiographie, Récoltes et semailles, plus d’un retient cette alternative qu’il donne du travail scientifique :

« Prenons par exemple la tâche de démontrer un théorème qui reste hypothétique (à quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique). Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du marteau et du burin, quand le problème posé est vu comme une grosse noix, dure et lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière protégée par la coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la coque, et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits différents, jusqu’à ce que la coque se casse – et on est content. [...]. Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la noix qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue à l’esprit tantôt, c’est qu’on plonge la noix dans un liquide émollient, de l’eau simplement pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux, pour le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des semaines et des mois – quand le temps est mûr, une pression de la main suffit, la coque s’ouvre comme celle d’un avocat mûr à point. Ou encore, on laisse mûrir la noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées de l’hiver. Quand le temps est mûr c’est une pousse délicate sortie de la substantifique chair qui aura percé la coque, comme en se jouant – ou pour mieux dire, la coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage. [...] Le lecteur qui serait tant soit peu familier avec certains de mes travaux n’aura aucune difficulté à reconnaître lequel de ces deux modes d’approche est “le mien” . «  

Xavier Vanandruel

  







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