Singer l’humain, dans une extrême souffrance. Et faire apparaître cela dans une chorégraphie. Oui, je me suis dit (sans vraiment savoir ce que c’est…), voici l’hystérie (clinique). Peut-on en faire une danse ? La danse de l’hystérie avec, malgré sa violence, ses crises, sa solidarité de groupe, sa vulnérabilité extrême… Des symptômes qui deviennent danse ; la compulsion, le geste répété, qui se chorégraphie. L’imitation, où l’autre qui fait peur est copié, dupliqué dans ses gestes, l’imitation qui se fait danse de groupe.
Je voyais ces motifs et je croyais les reconnaître. Comme par (autre) exemple, l’homme à côté de son corps qui active à distance des objets, ou ce groupe d’homme et de femmes qui assistent un individu en répétant ses gestes, en les faisant avec lui. Très chorégraphique, cela… Une scène où un des danseurs, corpulent, fait des gestes après le ballet d’un danseur plus léger, et les autres danseurs progressivement le suivent et l’assistent dans son effort. Aussi dans sa respiration haletante. Une chorégraphie de la respiration, du souffle qu’on tente de reprendre, de rattraper… Des tableaux chorégraphiques très riches qui s’enchaînaient… Bien sûr dans la danse, le rapport au corps, la pesanteur de la chair qui parfois s’évapore ; ce qui est aussi un motif hystérique…
Je retrouvais cela, je bâtissais, tableau chorégraphique après tableau, une compréhension que je sentais déjà disparaître dans ma mémoire défaillante à mesure que les saynètes s’enchaînaient. J’aurais dû revoir et revoir ce spectacle qui m’émouvait tant, jusqu’aux larmes à vrai dire. Il faudrait revoir les chorégraphies fortes qui se livrent sans possibilité d’arrêt image… Je me demandais si la folie, le corps fou, avait déjà prêté ses formes dramatiques à la danse ? Oui, sans aucun doute…
Ici c’était au Théâtre des Tanneurs. Une grande scène, des meubles du XIXe, en désordre et cinq danseurs, deux belles femmes et trois beaux hommes – un petit costaud, un moyen mince, un troisième corpulent – qui semblaient figurer une maison de fous à l’heure de Freud, ou juste avant. Sur scène, aussi, un joueur de clarinette virtuose et des airs, parfois yiddish ? Une folie située, dans une société qui la produisait et la protégeait ou plutôt l’enfermait. Mais la prison semblait ici dorée, avec ces meubles bourgeois (qui, à la fin, seraient empilés en une tour menaçante). La folie qui mime l’humain, le cherche mais le transforme en grimace, par impossibilité de le vivre. Cela passait, sentais-je, dans le mouvement de ces danseurs accompagnés d’une bande son et du clarinettiste… Spectacle violent et tendre, très émouvant… Remarquable performance de danseurs qui faisaient sentir un rapport au corps tronqué où la pesanteur par exemple disparaissait par fou miracle… Le rapport au corps de l’hystérique ? Ce qui m’a frappé c’est qu’en voyant ce décor fermé mais profond en espace tout de même, ce groupe de danseurs, je me sois dit très vite : c’est l’hystérie. Or, à vrai dire, je ne sais pas de quoi je parle ( !), je n’avais qu’une vague intuition mais ce mot et la représentation de son contenu que j’ai en moi s’imposait…
De retour à la maison, je vais voir sur le site des Tanneurs. Et je lis ceci : « Après l’ambiance argentine de Patchagonia, Lisi Estaràs des incontournables ballets C de la B revient avec primero, une chorégraphie sur l’enfance et l’horizon lointain de ses souvenirs. Elle nous fait revivre nos « premières fois», ces moments magiques de la vie où tout n’est que pureté. Accompagnés de musique, les mouvements des danseurs prennent la forme de cet état d’inconscience si typique à ce monde enfantin d’agitation et de découverte. Depuis le salon de notre enfance, les souvenirs fugaces ou tenaces, imaginaires ou vécus ne deviennent-ils pas tous fantasmes ? » Toute cette violence ou force dans les mouvements (comme les chutes face contre terre), je la rapportais à une forme de folie, douce par moment, mais dans l’intention de la chorégraphe, il y avait semble-t-il l’enfance, les souvenirs de l’enfance. « Fantasmes » certes, « inconscience », certes… Il y avait une scène, « vendredi », où les danseurs, parlant, disaient ce qu’on fait le vendredi, jour de fête en quelque sorte, dans les familles honorables. Ce tableau finissait par dégénérer en une danse frénétique où l’on criait notamment les coups bas financiers que l’on faisait aux autres le vendredi… Il y avait des danses apaisées sur de vieilles chansons populaires en langue allemande, où là perçait une nostalgie réconfortante. Et j’interprétais tout cela comme le jeu de la folie qui naît d’un milieu social particulier, dont certains hommes se détachent, mais, dans la folie, le retrouvent et le rejouent dans ce qu’il a de rassurant, dans ce qu’il a d’inquiétant, de violant l’humain, de profondément traumatique.
Regarder la chorégraphie, développer une compréhension qui colle aux tableaux que l’on voit puis se rendre compte que ce n’est pas dans les intentions de la mise en scène. Zut. Enfance et hystérie, les rapports ? Il y en a certainement… Mon interprétation ne recoupait pas ou peut-être la présentation de ce spectacle impressionnant et très émouvant…
Je repensais alors à mon ami et maître en hédonisme LIN Yutang qui décrit si bien, dans un des chapitres de L’importance de vivre la formation (solitaire, corporelle) du goût en présence de formes d’art et l’indépendance naïve de celui qui ose le jugement (de goût, de snentir et de perception) hors des commentaires entendus.
Merci Yutang de me conforter dans ce plaisir nourrissant du regard…
Hugues Robaye
Création mondiale de Primero (malheureusement, dernière date aujourd’hui 19 mars aux Tanneurs, puis tournée, je suppose). Dansé et créé par : Benny Claessens, Bérengère Bodin, Nicolas Vladyslav, Samuel Lefeuvre, Vania Rovisco. Musique : Yom – clarinette. Chorégraphie : Lisi Estaràs. Dramaturgie : Bart Van den Eynde. Scénographie : Wim Van de Cappelle. Eclairage : Kurt Lefevre. Son : Sam Serruys. Costumes : Dorine Demuynck. Direction production & tournée : Mimi van de Put. Production : les ballets C de la B
Lisi Estaràs et le visuel du spectacle